Revenir sur
« Venus noire », c’est revenir sur un double malentendu : celui
d’un film faussement consensuel par son sujet, et faussement irritant par son
traitement formel. Dans les deux cas, la
réception du film s’est faite finalement
contre lui, trop tôt et mal rangé, vite vu et vite classé. Œuvre humaniste ou,
au contraire, point de vue complaisant et déplaisant sur l’humanité,
« Venus noire » vaut pourtant bien mieux que cela, tant il
cristallise déjà la vision du monde complexe et paradoxale d’un grand cinéaste
du regard.
Dès la première
séquence de son film, A. Kechiche en expose ouvertement les intentions alors
que se découvre le corps reproduit de sa Venus noire. Dans un même mouvement,
sa mise en scène détaille les fesses callipyges tant fantasmées avant de
remonter rapidement vers le visage mutique, têtu et tenace de celle dont il
n’épargnera rien du martyr. Dès lors, à chaque plongée sur l’objet du regard
désirant, la camera ira chercher en contrepoint le regard d’un visage fermé.
Aucune chair ne nous sera donc cachée, qu’elle porte en elle tous les fantasmes
ou la charge existentielle d’un être humain, qu’elle soit ouverte aux désirs
(de voir, de posséder, de connaître, de classer) ou close sur elle-même, comme
en retrait du monde. Tout est là, généreusement offert au voyeur louche comme à
l’esthète glacé, au sentimental comme au critique. Tout montrer, s’autoriser
tous les plans et sur tous les plans, de la grâce à l’abjection, des lèvres
pendantes, de ce fessier flasque et ballotant où viennent s’étaler les désirs
lourds d’hommes adipeux, jusqu’à l’ébène de la peau, l’ébène des yeux, l’ébène
de la bouche où se calfeutre une dignité que rien n’arrivera à souiller, pas
même quand les cuisses s’ouvriront pour l’édification de la science et des éjaculateurs
perdus. En montrant tout, Kechiche prend le risque que plus personne ne
souhaite assumer, celui de mettre en crise la morale du regard, ces histoires
de travelling et de représentation des camps que la modernité nous a léguées
comme un poison (curatif à petites doses, létal à de plus grandes) en
perpétuant tous ces dogmes émis il y a plus de cinquante ans.
A ces injonctions
parfois plus sclérosantes que stimulantes, Kechiche oppose ainsi la foi du
charbonnier, la croyance naïve en la puissance des images qui n’ont besoin
d’aucun accompagnement, d’aucun discours, et ne devraient s’embarrasser d’aucun
appareillage critique pour livrer leur sens. Kechiche est un grand cinéaste
primitif, dont le geste artistique demeure entièrement rivé au processus de représentation.
Sur un sujet empesé d’idéologie, il trace une voie de metteur en scène sans
affectation qui ne tient qu’à cette seule règle : ne pas quitter son
personnage, même jusqu’au fond de l’abjection, pour témoigner de sa résistance.
C’est ici que la simplicité d’une obsession vient buter contre les attentes des
spectateurs contemporains que tout cela dérange. Le coup de force d’une partie
de la critique a consisté jusqu’alors à le ramener dans le camp des humanistes,
comme si Kechiche défendait un idéal en démontant l’appareillage institutionnel
d’une France raciste et veule (les notables de « la graine et le
mulet », les flics de « l’esquive » les savants de « la
venus noire »). Erreur manifeste quand on songe aux autres personnages qui
appelleraient normalement un traitement plus favorable : enseignants,
nobles âmes, parents ou enfants, aucune bonne volonté ne les rend plus justes
ou meilleurs que les autres. Le partage entre victimes et tourmenteurs ne suit
pas une ligne ethnique ou sociale, et le cinéma de Kechiche n’est traversé que
de manière anecdotique par la question identitaire. Dans son précédent film, la
famille algérienne de Slimane n’était au fond pas mieux regardée que les
notables français : elle en reprenait à une échelle plus intime les mêmes
comportements, renversant en miroir les relations d’étranger à intégré et ce
goût d’aller clouer au poteau de la parole la figure de l’absent. C’est que le
rapport de l’ étranger à la France, de l’arabe à la France, du noir à la
France, du colonisé au colonisateur s’inscrit comme un décor dans ses films et
non comme un moteur. Il définit des personnages mais ne les oriente pas,
distribue des caractères mais ne les charge d’aucun enjeu. Tout au plus la
qualité d’étranger ou d’enfant d’immigré initie-t-elle une inscription spatiale
recoupée socialement. Les appartements de cité, les chambres d’hôtel
d’immigrés, les cuisines et les cages de spectacle forment l’arrière scène du
cinéma de Kechiche qu’il vient trouver naturellement dans la France d’aujourd’hui
et son socle historique moderne. Mais ce naturalisme-là ne s’épuise pas dans
des enjeux strictement sociaux. Le courant naturaliste, quand il ne se réduit
pas à sa parodie formelle, vise toujours autre chose qui est un rapport au
monde, qu’il soit métaphysique ou existentiel. Le réel méticuleusement traqué
ne peut livrer au regard de la caméra que sa dimension d’étrangeté. Sous ce
regard, la question identitaire chez Kechiche ne propulse rien, et s’en tient à
une efflorescence autobiographique d’où se forge une vision du monde plus
profonde et paradoxale que la simple question politique suggérée par ses
sujets.
Le cœur profond de
son cinéma bat ailleurs, tournant autour de la question centrale du regard, là
même où ses détracteurs sont justement allés le chercher. Les critiques les
plus perspicaces lui ont reproché de ne nourrir son dernier film que des
regards racistes portés sur son héroïne. En la poussant dans les recoins du
sordide et de l’immonde, en forçant le spectateur à assister au pathétique spectacle
de sa dégradation, en présentant comme seul support projectif la bassesse de
tous ses autres personnages, il ne laisserait d’autre choix au spectateur que
de jouir dans la honte et la nausée du spectacle de l’ignoble. Filmant à deux
caméras, le cinéaste semble opposer à l’immaculé d’un visage de déesse noire le
bouquet massif de trognes grasses, toutes barrées d’un rictus coupable qui
serait le même que le nôtre puisque nous nous trouvons finalement dans la même
position de spectateurs qu’eux. A sa Venus comme objet de regards, il
offre la beauté statutaire ; à nous, voyeurs esclavagistes, il ne
nous laisse que la laideur de visages crus analysés sous le pixel froid de la
HD. Noire beauté, laideur petit-blanche ?
Non, car la beauté
chez Kechiche n’est pas un sujet. Elle ne signifie rien, n’est porteuse
d’aucune valeur et ne sépare aucun monde. Dans la cour des miracles, deux
hommes noirs peuvent présenter autant d ‘élégance que les jeunes femmes
dans les salons libertins de vieux bourgeois parisiens. Bien sûr, il y a
ce spectacle des corps flétris, avinés, de ces seins ridés et de ces peaux
flasques, mais ces attributs sont finalement très démocratiquement partagés.
Son héroïne n’y coupe pas tant elle a droit à ces plans peu suspects d’enjolivement.
Chez Kechiche, la chair s’étale avec ardeur mais sans jugement. Elle n’est pas
plus l’objet d’une interrogation, et son choix de nous montrer in fine le sexe
de Saartjie Baartman est une manière de lui en
dénier toute sacralité, et de n’y déposer aucun secret. Cette esthétique du
corps renvoie donc à bien autre chose que ce avec quoi notre imaginaire
contemporain voudrait l’articuler, soit la beauté comme signe d’élection et la
laideur comme infamie. Le corps chez Kechiche est simplement la matière
du monde. En cela, il rejoint une tradition figurative passée et que le XIXème
siècle industrieux et poli s’est chargé de liquider. A voir les tableaux de
Bruegel, on devine ce que la culture populaire du Moyen-âge et de la
Renaissance a quand même pu passer en contre-bande : un refus de
l’individuation et de la séparation de l’homme avec les éléments. De cette
tradition ressort, comme l’explique l’anthropologue David Le Breton1, une certaine qualité du corps
grotesque qui, ni achevé ni défini, se remarque très précisément par une
constante ouverture au monde et au collectif. La figuration accentue en
conséquence les parties du corps où il s’ouvre sur l’extérieur et se projette
dans l’environnement. Dans la scène de repas familial de « La graine et le
mulet » comme dans celle de la taverne de « Venus noire », les
visages affichent des bouches bées, des nez protubérants, des ventres saillants
et des fesses rebondies. Kechiche, consciemment ou non, y retrouve une
esthétique du corps commun, qui se dépasse lui-même, et se lie en forme de
destin collectif de la chair. Rien de plus troublant pour un spectateur
contemporain habitué aux réprésentations narcissiques du moi individuel.
Cette axiologie
corporelle singulière lui permet alors de rejouer le mouvement d’individuation
qui a traversé l’histoire des représentations. Et c’est là que se niche
précisément l’extraordinaire fardeau que l’auteur fait peser sur ses
personnages d’élection. Car il revient à eux seuls de porter la singularité
d’un visage clos, mutique et invariablement au bord de l’inexpressivité. C’est
comme si l’électricité du monde, son bavardage incessant et son inépuisable
énergie trouvaient porte close devant ces figures. L’extérieur n’y passe pas.
Les portraits de Krimo dans « L’esquive », de Slimane dans « La
graine et le mulet » et de Saartjie dans « Venus noire » rendent
compte d’une coupure existentielle d’avec le monde. Face à son débordement
expressif, face à ce tumulte de cris et de chairs, leurs visages imposent un bruissement
de l’être et un murmure identitaire, en même temps que leurs regards semblent
percer les arrières plans de la scène. De là un statut du gros plan chez
Kechiche qui, vaut à la fois comme évènement et comme trace. Classique quand il
s’agit de rendre compte du torrent d’émotions et d’affects venant rayer
brutalement un visage, son cinéma reprend aussi la leçon des modernes quand il
se fait l’observateur attentionné de sa qualité d’empreinte. Déformée par le
flux intense du présent, la figure chez Kechiche peut alors être montrée aussi
comme le délicat vestige du passé, et la sédimentation d’un moi
perplexe et en crise. L’art du gros plan chez le cinéaste balance ainsi entre
deux expressions opposées : d’un côté une pure continuité liant
charnellement les personnages entre eux, et de l’autre une disjonction quasi
hermétique entre le monde et l’individu qui clôt le visage sur lui-même.
Cette figuration du
retrait est donnée d’emblée dans le cinéma de Kechiche. Loin de venir au terme
d’un processus narratif, l’expulsion du corps social n’est que l’actualisation
d’une situation inscrite dès l’origine. Chaque film du cinéaste est plutôt
l’occasion d’un voyage tragique qui remonterait vers les causes de cette
malédiction. Sa dramaturgie découpée en grands blocs de séquences, où les respirations
narratives sont quasi inexistantes, laisse donc peu de place à une lecture
dialectique des évènements. En s’affirmant comme un cinéaste des origines,
Kechiche s’oppose à cette idée qui voudrait que le réel soit dépliable en une
infinité de possibilités qui finiraient par trouver leur chemin. Ce qui peut
être pris pour une leçon un brin démonstrative doit s’envisager comme le pur
effet de cette glaciation des potentialités historiques. Il n’y a ni négatif,
ni positif chez Kechiche, juste l’histoire telle qu’elle est déjà nouée par les
vœux de l’origine. Ce qui pouvait encore valoir comme suspens dans son
précédent film (la graine sera-t-elle prête à temps ?) ne peut plus faire
illusion dans « Venus noire ». Parce que l’histoire a tranché, parce
que la messe est dite, Kechiche ne prend pas la peine de rejouer le drame au
gré des conventions théâtrales. Nature tragique, altière et entière, le
cinéaste qui essaie de couler sa vision du monde dans le moule du spectacle
cinématographique a pour seul viatique moral de n’entretenir les spectateurs
d’aucune illusion. Kechiche est un innocent qui croit en ses images, ce qui
fait qu’elles sont toujours justes.
C’est que le regard
chez lui est une lame venue déchirer le décorum théâtral. S’il y a bien une
innocence des images, il n’y a pas de regard innocent. L’œil est l’instrument
d’une pulsion scopique qui finit invariablement par une tentation haptique,
raison pour laquelle les séquences sont construites comme des épreuves
d’endurance, aussi bien pour les personnages que pour nous spectateurs. Dès
lors que Saartjie présente ses fesses au public, peu importe la part de
théâtralisation qui viendrait en voiler la nudité et l’habiller de la soierie
des mensonges : tous les voyeurs finiront par lui palper la chair,
rabattant ainsi l’artifice d’une culture sur la crudité du naturel. En se
soumettant au regard de l’autre, son héroïne se lie à leur désir et finit par
livrer son corps, malgré son refus initial. C’est bien ici que naît la
malédiction : dans ce désir de se donner en spectacle sans en avoir la
maîtrise. La Venus noire est autant une victime du regard colonisateur qu’une
comédienne ratée, incapable d’élever la dimension artificielle de sa
représentation contre le désir vorace des fantasmeurs. Et cette malédiction
traverse tout le cinéma de Kechiche. Dans « La graine et le mulet »,
la tragédie de Slimane est de vouloir offrir un spectacle aux notables de la
ville pour obtenir une place sur le port. Dans « L’esquive », Krimo
veut jouer un rôle dans la pièce de Marivaux pour avoir une place auprès de
Lydia. Leur incapacité à se mettre en scène et à se présenter au regard de
l’autre ne fait alors que montrer le caractère irrémissible de leur solitude
existentielle : cette place, ils ne la trouveront jamais. Les héros de
Kechiche n’ont pas d’image d’eux-même, ce sont des regards perdus sur la scène
de toutes les représentations, voués à être dévorés par la multiplicité des
regards qui se portent sur eux.
Kechiche est bien
ce cinéaste puritain persuadé que tout regard est par essence pornographique.
« Venus noire » nous montre que l’œil est l’instrument d’une barbarie
plantée au cœur même de la civilisation. Des voyeurs aux scientifiques, le
désir de voir et de savoir conduit à la soumission du corps qui en est l’objet.
La naïveté de ses personnages de prédilection est de croire qu’il est possible
d’investir la scène des représentations sans en maîtriser l’artificialité,
c’est-à-dire sans en connaître les médiations. Pour que le spectacle soit joué
jusqu’au bout et ne tombe pas dans le dépeçage du corps, il faut qu’autre chose
barre le regard et dévie la pulsion dévorante de l’œil. A la crudité d’une
figuration littérale des hommes doit se substituer un geste plus abstrait.
C’est d’abord la musique dont l’intervention dans le cinéma de Kechiche signe
toujours un moment de suspension, une manière de sursoir à la condamnation qui
doit venir. La musique étire la temporalité, fige les regards, agit comme
l’avant crise chez l’épiléptique : elle laisse ouvert un pur présent. Mais
comme elle n’enregistre rien, cette pause n’est qu’une trêve appelée à être
rompue. Seul un autre geste à l’intersection du concret et de l’abstrait,
réunissant culture et nature, peut surmonter la dimension pornographique du
spectacle. C’est un geste de la main, un tracé de peintre, une représentation
picturale dont l’artificialité (une robe là où la Venus noire est la plus nue,
une paysage bucolique d’arrière-plan là où la machinerie scientifique tourne à
plein régime) autorise enfin une épiphanie du visage. Dans une séquence brève
mais magnifique, Kechiche relève dans l’art du portrait une opération de grâce
qui viendrait sauver les hommes de leur monstrueux spectacle.
La question demeure
de savoir s’il prend ce geste à son propre compte, manière pour lui de
surmonter la contradiction de son cinéma : comment déployer une vision
puritaine du monde à l’intérieur même d’un art spectaculaire ? Difficile
de répondre sachant que son naturalisme ne l’aide pas. Si tout est livré brut
de décoffrage, on ne voit pas comment le regard du spectateur pourrait être
amendé. En remettant son cinéma en perspective, quelque chose frappe cependant
dans son esthétique : il est un des rares réalisateurs, ou bien le seul, à
tenir une position sur la pulsion haptique du regard sans passer par le
formalisme et la fétichisation des images. Il ne cherche pas à nous en faire
jouir en même temps qu’il nous punirait de cette jouissance. Cette volonté de
transparence, ce primitivisme cinématographique est peut-être alors la seule position
tenable : nous faire regarder notre propre regard, sans médiation,
artifice narratif ou psychologique, comme si la lame allait se retourner contre
elle-même. Mais où se situerait le sien alors ? Tout montre que Kechiche
se place délibérément dans la cage du spectacle, que Krimo, Slimane et Saartjie
sont les projections de lui-même, et que le cinéaste se vit comme une bête
soumise au regard des autres. La reconnaissance, le succès, une certaine
manière de puissance qui lui est accordée, tout cela ne vaut rien au regard de
tout ce qu’un précédente vie de comédien dévolu aux rôles d’Arabe aurait
charrié comme afflictions. Dès lors, son cinéma peut s’envisager comme un grand
chant blessé, la reprise perpétuelle du dépeçage de son corps où la scène des
représentations n’est que le théâtre d’une mise à mort. Kechiche meurt avec
Krimo, meurt avec Slimane et meurt avec Saartjie. Pourtant, à chaque fois une
dignité se perpétue, comme s’il reconnaissait que les plus démunis pouvaient
encore survivre à la torture du regard. C’est la palpitation enfouie de son
dernier film, l’écart secret de son cinéma qui fait qu’il n’est pas entièrement
littéral. Ce dont témoigne la dernière scène de « Venus
noire », c’est qu’un coin dans l’image ne cesse de vibrer à l’abri de la bouche
d’ogre du spectacle, jusqu’à en troubler le quadrillage. En recouvrant
soudainement d’un drap blanc la reproduction du corps de Saartjie, ce n’est pas
simplement que l’histoire veut oublier cette femme, mais aussi que le
monde doit se protéger de sa figure. Car pendant plus de deux heures, Kechiche
n’a dit finalement dit qu’une seule chose : le visage est un noyau
insécable d’être qui irradie sa dignité dans le champ magnétique du spectacle.
2 commentaires:
je me rends compte qu'en plus d'être un excellent critique, tu es aussi un écrivain - je le dis sans ironie. Bravo pour ce texte pénétrant (pour lequel tu oublies de me citer comme référence majeure, mais je te pardonne)
En fait je te dois tout. Si je commence à te citer, le pot au rose sera dévoilé.
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