lundi 24 janvier 2011

J’étais étudiant, écoutais Lenoir sur France inter et l’an 2000, c’était demain. PJ Harvey venait pour un de ses premiers concerts à Paris. Les sons, la musique, la petite foule sautillante et vaguement enthousiaste, tout cela ne forme plus qu’une image générique, invariable et sans relief. C’est de la pop, une joie de quelques heures, une extase attendue et mécanique rapidement dissipée sous les lampes du métro parisien. Mais le visage de PJ Harvey, lui, ne se dissout pas. Son visage anguleux, sa peau albâtre sous les boucles noircies, son regard de fauve dessinée à l’eye-liner, c’était l’incendie de la soirée et un sort jeté dans le monde du rock. Après la troisième chanson interprétée sans interruption, elle eut ce mouvement de la tête, alors qu’elle accordait sa guitare : elle toisa la salle. Elle la mesura, la soupesa et en éprouva l’enchantement. De là où je me tenais, il m’était impossible de détailler son visage. Je conserve pourtant le souvenir aigu de son regard altier rayonnant de la scène jusque dans toute la salle. 
Encore des années après, c’était à la boule noire, je découvrais la joie de jouer du Broken Social Scene. Le groupe, à géométrie variable, semblait avoir rameuter toute la scène indie de Montréal pour un déluge instrumental. De fait, les types étaient plus nombreux sur scène que nous dans la salle. Et au milieu de ce barnum barbu, déboule un petit bout de bonne femme, voix haute et boisée, impeccable et évidente. C’était Feist, alors inconnue en France. Son charisme passait par un sourire amusé, mutin, mais jamais las. Pourtant, ce sourire, je ne pouvais pas le voir. Je n’ai fait que le deviner.
Le cinéma est incapable de rendre compte de ces courts-circuits sensoriels qui font la force des souvenirs. Comment rendre compte de l’importance d’une image à l’intérieur d’une autre image ? Comment désigner la force d’un regard à l’intérieur d’un plan d’ensemble ou l’aura d’un sourire au milieu d’une foule sans artifice foireux issu de l’animation ? Ou bien le cinéma découpe, change d’axe et d’échelle, et c’est aux dépends de la contiguïté spatiale.  Ou bien il va chercher par le mouvement à saisir le gros plan. Mais, qu’il s’agisse d’un travelling, ou d’un zoom, c’est ici la simultanéité temporelle qu’il perd. Reste l’arrêt sur image, seul moyen possible d’aller traquer dans l’image l’intensité et la singularité du souvenir. Mais cet arrêt désigne déjà ce qui suspend le récit au présent pour aller contaminer toute la narration à venir, il interdit la circulation des évènements pour n’en couronner qu’un seul.

« K fut interrompu par un cri perçant provenant du fond de la salle ; il entoura ses yeux de sa main pour regarder dans cette direction, car la lumière terne du jour rendait blanchâtre et éblouissante cette atmosphère enfumée. C’était la blanchisseuse ; dès son entrée, K l’avait repérée comme une potentielle source de perturbation. Il était impossible de dire si c’était de sa faute ou non, cette fois, K. vit simplement qu’un homme l’avait attirée dans un coin près de la porte et la pressait contre lui. Ce n’était pas elle, toutefois, qui criait, mais l’homme ; il avait la bouche grande ouverte et regardait le plafond. »

Raccord regard, contre-champ, coupe et raccord par le son, changement d’échelle… La littérature est un cinéma comme un autre, mais peut-être encore plus cinématographique. Car ce que le texte permet, c’est bien cette saisie d’une image à l’intérieur d’une autre image (la blanchisseuse dans la salle d’audience, la bouche ouverte, le plafond) mais sans figer le mouvement de la narration, ni rien découper. Tout est contigu, simultané et rejoué dans un éternel présent. Ici, en l’occurrence, c’est la question de la culpabilité de K qui est en jeu. Et cette culpabilité, traditionnellement envisagée comme sans autre fondement que celui de l’existence nue, me paraît au contraire associée à l’émergence de ces images à l’intérieur d’autres images, images qui sont toutes des représentations de femmes sensuelles et faciles dans le grand décorum d’une société judiciaire. C’est bien parce que K n’entame aucune relation charnelle avec ces filles que la société, soucieuse d’étouffer tout anarchisme sexuel, le condamne à mort. Seul un écrivain pouvait rendre compte cinématographiquement de cette culpabilité, raison pour laquelle les adaptations cinématographiques du Procès sont toutes vouées à l’échec. Le film existe déjà, il a été réalisé par Kafka.

6 commentaires:

Murielle Joudet a dit…

Pourquoi le zoom serait-il nécessairement celui de la caméra et pas celui du regard, autonome et qui désobéit à l'image et se promène, qui isole un élément de l'écran, le regard titillé par le détail comme image dans l'image, cadre dans le cadre?
Je crois que c'est de ça dont vous parlez, le détail dans son ambivalence comme ce qui n'est qu'un détail et comme ce qui fait toute la différence, qui fait date comme moment du souvenir: la partie plutôt que le tout.

Vous ne parlez que de chanteuses et non pas d'une scène dans le métro, c'est significatif, vous étiez à la recherche de cette image dans l'image parce que la scène (dans tous les sens du termes) s'y prêtait. PJ Harvey était une icône, vous ne pouviez que la manger des yeux. Mais dans le monde de la vie, qui mieux que le cinéma est capable de produire cela, d'inciter à l'attention au détail, d'éduquer cette délicatesse de perception, sans rien perdre de la simultanéité? Car je crois que la simultanéité n'est pas perdue, elle est présupposée: les limites de l'écran sont des limites avec lesquelles le regard négocie, il y a un horizon latent.

les puritains sauvages a dit…

Mais au cinéma le regard ne se promène pas dans l'image, il est toujours guidé, comme le mien l'était sur la scène des concerts. Sauf que je ne découpe pas l'espace, et ne réalise pas de zoom avec mes yeux : le gros plan est saisi simultanément avec le plan d'ensemble, là où le cinéma ne peut le faire qu'en manifestant une durée, rapide, lente ou figée.
Bien sûr qu'on y trouve une attention perceptive aux détails, mais pas plus et moins bien que dans la littérature, simplement parce que le texte, tout en restant comme le cinéma dans le cadre d'une description perceptive, s'affranchit de sa limite physique en épousant une conscience.

P/Z a dit…

J'avais eu la même impression à la lecture de la Bovary de Flaubert (j'en avais fait une mention sur mon blog)
"Il arriva un jour vers trois heures ; tout le monde était aux champs ; il entra dans la cuisine, mais n'aperçut point d'abord Emma ; les auvents étaient fermés.(...) Entre la fenêtre et le foyer, Emma cousait ; elle n'avait point de fichu, on voyait sur ses épaules nues de petites gouttes de sueur."
Le surgissement des gouttes de sueur est littéralement infilmable ou plutôt ce qui est infilmable c'est la virgule entre fichu et on. Au cinéma il faut mettre un point.
Ce qui peut, peut-être, le plus se rapprocher de cette notion de surgissement c'est l'utilisation des ralentis dans Sauve qui peut la vie de Godard.
En passant, très beau texte.

Murielle Joudet a dit…

Vous n'en parlez pas mais la peinture m'a l'air de bien coller à cette exigence de conservation de la simultanéité.

P/Z a dit…

Murielle,
Sur votre dernier point, je ne crois pas. La notion de simultanéité comprend celle de temporalité qui est absente de la peinture (encore que la question soit un peu plus complexe cf les séries de Monet mais le tableau se donne d'emblée, l'oeil parcourt un espace)

Murielle Joudet a dit…

D'accord, je comprends bien, le problème c'est donc ce que l'image impose et que les mots n'imposent pas.
En effet je pense qu'il y aurait des exceptions en peinture mais je n'ai aucune rapidité d'esprit quand il s'agit de trouver des exemples.