dimanche 24 octobre 2010

Mad Men et Rubicon sont toutes les deux diffusées par la même chaîne, AMC. Je ne connais pas les autres programmes de ce diffuseur, mais il semble clair que les deux séries représentent une sorte de signature. Dans les deux cas, s’affichent un soin méticuleux apporté aux cadrages et aux décors, un rythme particulièrement lent pour du programme télé, et une sorte de glacis sentimental qui enveloppe toute la dramaturgie. Sauf qu’en comparant le dernier épisode de chacune des séries, on voit à quel point il est difficile (et même impossible) de tenir une même  note sur plusieurs années. La saison 4 de Mad Men s’achève ainsi sur le pire épisode de la série dont la guimauve sentimentale (certes perverse dans ce qu’elle semble annoncer de la saison 5) et les péripéties dramaturgiques sont tout simplement du niveau d’une télénovela. A vrai dire, je fais remonter cette pente sensible gluante (j’ai eu envie de me droguer) à l’épisode 8 où le show a atteint son moment « jump the shark ». Pour la première fois, on y entend une voix off, celle de Don Draper. C’est un véritable coup de hache dans l’esthétique de la série qui s’appuyait jusqu’alors sur un mur de non-dits, laissant le soin à la mise en scène de prendre en charges les affects tus des personnages. Avec cette voix off, le spectateur est directement introduit dans la névrose du héros dont la figure impassible et duplice d’homme de marbre fragilisé par un point de glaise cède brutalement la place à un type de personnage plus convenu sur un plan romanesque. Ce sentiment n’a fait que se confirmer par la suite, puisque tous les personnages finissent par prendre le parti de dire ce qu’ils pensent, et de livrer leurs sentiments, quand ils ne se vomissent pas dessus. Ces types habituellement si bien habillés sont désormais tous à poil. Peut-être aurait-il fallu arrêter la série à la saison 3.
D’autant plus que dans le genre série prestigieuse, on peut penser que Rubicon a d’ores et déjà pris le relais. Rubicon, sur un plan fictionnel, joue la carte d’un cinéma paranoïaque des années 70, avec son atmosphère complotiste assez convenue. Mais la mise en scène tire la narration vers une forme d’abstraction passionnante à voir où tous les enjeux narratifs semblent se dévitaliser pour mieux mettre en avant la solitude glaciale des protagonistes. La justesse paradoxale de la série est de reposer l’air de rien sur l’évidence de ses conventions et de ses artifices : les extérieurs paraissent tous faux (tournés sur fond vert), les intérieurs ne cachent pas leur nature de décor, et la relative pauvreté de moyens donnent la sensation d’assister ni plus ni moins qu’aux répétitions d’une troupe de théâtre (particulièrement douée). Il y aurait bien d’autres choses à dire sur cette série dont la nature abstraite la situe de manière très singulière à l’opposé du couple antithétique habituel des séries télé toutes partagées entre un fort psychologisme réaliste et une narration feuilletonnante  et pop. La seule référence qui me vient à l’esprit dans ce registre est une série des années 90 qui avait été abandonnée dès le sixième épisode : Profit. Les temps ont changé, et on peut espérer que ce Rubicon particulièrement austère connaisse une deuxième saison. Un dernier mot encore sur son générique, matrice de signes à l’intérieur de laquelle on essaie de débrouiller un chemin. J’ai de suite pensé au générique d’un film de Fincher, ce qui n’est guère surprenant pour une série assez proche des thématiques du cinéaste.


Car « The social network », c’est une histoire de vitesse et de code, tapis sous les dehors d’une tragédie. La tragédie naît du scénario, celui d’Aaron Sorkin pour qui les dialogues sont l’action. L’action, c’est celle d’une ascension où un gamin gagne en puissance et, à mesure que son pouvoir grandit, découvre que cet empire sur les êtres n’apporte rien d’autre que la solitude. De ce côté-ci du film, « The social network » est une sorte de « parrain » réactualisé dans un univers festif de geeks, où la mitraillette des répliques a remplacé la poudre des armes. Mais comme dans le film de Coppola (encore plus le deuxième), le récit s’achève sur une conquête sociale et son versant existentiel qui est la perte irrémédiable de toute relation humaine. Le scénario, c’est entendu, est particulièrement enlevé et réussi, suite époustouflante de battle oratoires où le langage devient le véhicule des corps (ce que en quoi, et contrairement à ce qu’il en dit, Sorkin est déjà metteur en scène).
Reste que Fincher a su trouver dans le script et les fétiches de Sorkin les munitions pour faire tourner ses obsessions habituelles. Car derrière le goût apparent pour les films du New Hollywood dont semble témoigner sa récente filmographie (« Les hommes du président » pour « Zodiac », « Abattoir 5 » pour « Benjamin Button » et donc « Le parrain » pour ce dernier film), Fincher façonne progressivement une oeuvre où s’éprouve la rencontre entre une politique du signe et une mise en crise du réel.
Politique du signe car le monde chez Fincher se déploie comme un immense réseau de symboles, d’icônes et de clignotement signalétiques où viennent s’enferrer les psychés tourmentés de ses personnages. Le lien social n’est alors rendu possible que par la conjonction brève, fragile et souvent illusoire de systèmes de codes nettement différenciés. Et c’est bien sûr devant cette conjonction impérative mais artificielle que vient buter l’intelligence programmatique de son héros, Marc Zuckerberg. Le récit de Sorkin fait reposer toute l’aventure Facebook sur une scène inaugurale qui ne pouvait que séduire Fincher : un type se fait larguer par une fille parce qu’il dit ce qu’il pense sans comprendre que cela puisse la vexer. Non pas qu’il le fasse par une sorte d’authenticité misanthrope (il s’empresse de regretter assez lourdement ses propos), mais il ne comprend simplement pas la portée de ses mots. Autrement dit, il n’a pas le bon code, ce qui est le signe de son isolement. C’est le principe même des héros chez Fincher : ils se font une idée de la réalité jusqu’à s’enfermer de façon maladive dans une interprétation des signes qui les rend incompréhensibles aux yeux de leurs contemporains. C’est leur malédiction mais aussi leur grâce : cette infirmité qui les empêche de se couler dans les codes sociaux les plus simples est aussi ce qui les met en mouvement. C’est ainsi que Zuckerberg, juste après avoir été quitté par sa petite amie, traverse littéralement un bout de ce monde incompréhensible pour aller le réencoder dans sa chambre. Tous les personnages de Fincher veulent ainsi reconfigurer le monde pour que leurs étranges obsessions s’y normalisent. Et comme lui, il échouent, car si le monde change, ce n’est jamais à la même vitesse.
C’est une figure récurrente dans les films de Fincher que cette accélération soudaine de la narration par un enchaînement de séquences elliptiques tournées au ralenti. Différenciation des vitesses, choc paradoxal de l’ellipse et du ralenti, contraste du fulgurant et du cotonneux, Fincher est un cinéaste du montage ultra doué qui démontre une maîtrise chaque fois plus ébouriffante des régimes de projection. Et c’est bien là que sa mise en scène donne discrètement forme à une de ses obsessions : les choses évoluent mais à des vitesses différentes. Dans les films de Fincher, le monde est tragique parce qu’il est asynchrone, et le réel est toujours déchiré entre différentes lignes de temporalité. Quand Zuckerberg reproche à Saverin de rester à New-York, ce n’est pas son éloignement géographique qui pose problème, mais la paralysie de son travail (rendu donc invisible) face à la pulsation électrique des informaticiens déplacés à Los Angeles.
Tous les films de Fincher sont l’occasion d’une petite épiphanie technologique où se teste un état possible de ce qu’autorise le cinéma digital. Mais ce qui touche véritablement dans cet hubris technique, c’est l’absolue discrétion de son résultat. A moins de s’intéresser aux arrières cuisine (le malheur étant que les studios communiquent aujourd’hui sur elles), on serait bien en peine de désigner le point précis où s’effectue l’effet spécial le plus contraignant. C’est que Fincher ne vise pas une transformation sidérante du réel mais qu’il cherche à le troubler. C’est un fait désormais établi que le cinéma de ces dix dernières années a fait exploser le principe d’un enregistrement puritain du visible. Il est aujourd’hui impossible de déterminer dans une scène sa part d’authenticité et d’artifice. Fincher va plus loin en faisant dépendre le réel de l’imaginaire. Et surtout, il est peut-être le premier cinéaste à avoir reconfigurer habilement la triade de l’être, de l’apparaître et du vivant. C’est ainsi que que le héros de son dernier film ne se connaît finalement qu’un seul adversaire, et que cet adversaire est deux : les jumeaux Winklevoss. Une lecture attentive du générique de fin indique qu’ils sont interprétés par deux acteurs différents et physiquement dissemblables. Mais l’expérience acquise sur Benjamin Button a fait que le visage d’un seul des comédiens se retrouve sur le corps des deux sans qu’à un seul moment ce tour de passe-passe ne soit identifiable. Autrement dit, le film donne littéralement corps à ce qui n’existe pas. Et il est particulièrement symptomatique qu’il le fasse avec des personnages ouvertement identifiés comme étant incapables de coder. Si l’on considère alors que la capacité à enregistrer une information et à la transformer (la réencoder) est une définition minimale du vivant, on ne peut que conclure que ces personnages sont morts, ou, plus simplement, inertes (et c’est finalement aussi de cette façon que Sorkin les voit sur un plan social). Voilà comment le métaphysicien Fincher tente donc de troubler le réel : en injectant dans l’image une part de silicium, il veille à rappeler que ce qui est mort n’est pas inexistant et que les vivants seront toujours en compétition avec lui. C’est ainsi qu’à la fin Zuckerberg est laissé seul face au clignotement anarchique des lumières de la ville. Autant de signes à interpréter obsessionnellement, autant d’épreuves livrées aux vivants, autant de luttes intimes avec les fantômes cachés dans l’image.




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