mercredi 22 septembre 2010

Je prenais un verre près de St-Paul. A côté de moi une jeune chinoise en mini jupe et collant déchiré mordait frénétiquement la paille de son cocktail tout en écrivant des sms. Elle riait, puis semblait se fâcher l'instant d'après. Je me suis demandé à qui s'adressait ce spectacle enfantin, à quel buveur, à quel amant imaginaire, à quel étranger chimérique. Et si P. avait été là, je peux jurer qu'il n'aurait pas manqué de l'aborder comme un raffiot de pirate venu accrocher un vaisseau de la Royal Navy. Mais P. se trouvait à Bangkok, ou Shangaï, et j'étais seul, le sourire aux lèvres sans que rien ne le justifie. C'était simplement le pli que prenait mes lèvres déformées quand s'approchait le calice des verres voilés de calcaire. Je devais donc cette joie fragile et discrète au premier verre de bière de ce mois. Promesse de l'alcool à celui qui ne boit presque plus.
Et chacun ses prières.
Beauvois doit faire les siennes. Son film respire le sacré, ramené sur la terre, à hauteur de mains, des mains de travailleur. C'est la part belle du film : le sens du labeur qui vient se frotter à la nature, bercé par le rythme des rituels, comme le modeste point de rendez-vous du matériel et du spirituel. Tout film est un artifice, et celui de Beauvois, à son meilleur, arrive le plus souvent à se faire oublier pour ne plus présenter que la nudité de l'effort, du travail et des prières. Le montage s'articule d'abord autour de la musicalité des séquences, opposant avec une assez grande constance le silence des séquences de médiation aux éclats sonores qu'imposent le travail en communauté, que ce soit celle des moines ou celle du village. Avec ce programme modeste mais rigoureux, le surgissement de la violence terroriste et les confrontations nouvelles qu'elle suscite suffisent à porter l'enjeu posé par la situation des moines : comment se maintenir dans un territoire balisé par ses rituels si les rituels viennent à mourir avec ceux qui les font exister ? Mais c'est l'échec du film que de ne pas répondre esthétiquement à une question qui n'était que formelle et invitait plutôt à retrouver la pâle mémoire des westerns d'antan. Car je n'ai pu que constater la reprise du film par des questions journalistiques quand les points de vue historique et politique (autant dire le simple enjeu scénaristique) ont fini par contaminer tout le film. Le débat répété à plusieurs reprises quant à la position à tenir est ainsi mis en bouche avec un sens du découpage dialectique absolument nul. Chaque personnage se voit attribuer un droit à la parole, dans un bel élan démocratique qui veut qu'une voix vaille un plan. Mais comme il faut justifier le salaire de la star, Lambert Wilson en prieur concerné, a droit en plus aux froncements de sourcils et aux saines colères. Misère d'un cinéma français qui veut tant faire historico-sociologique, quitte à laisser ses personnages finir en marionnettes rhétoriques. Il faut l'extrême talent (extrême parce que singulier jusqu'à l'hérésie) de Michael Lonsdale pour ne pas se laisser emporter par le programme narratif et maintenir jusqu'au bout une résistance par le geste à tout discours dénonciateur ("laissez passer l'homme libre" murmuré sur le ton de la mutinerie paisible). Craignant de rester à la simplicité de son programme, Beauvois laisse donc le scénario prendre les rênes du film. Mais comme il est avant tout cinéaste, il tente une opération esthétique en imposant à intervalles réguliers des plans picturaux ayant valeur icônique. Sauf que le film n'est alors plus loin de s'effondrer tout à fait, tiraillé entre sa dramaturgie de café de commerce et son ambition esthétisante de faire oeuvre. Il faut la fin du film, et l'incertitude du sort fait aux moines, pour que Beauvois ne retrouve in extremis la modestie élégiaque qui faisait toute la force de la première partie de son film. C'est alors un dernier plan aussi sépulcral que banal qui maintient contre toute attente l'humble beauté du film.
Et cette beauté a pu suffire, ce soir-là, pour finir un verre, se remémorer le nom du pays arpenté par Walser avant de mourir, et observer le jeu irrésistible d'une fille de Paris .

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